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Le folklore Gnaoua : héritage africain vif

Introduction

Ce n’est pas un hasard que le thème de la diversité culturelle vient s’ajouter aux grands thèmes qui occupent la société contemporaine du XXIème siècle. A ce propos, le folklore musical n’est pas une simple scène artistique vide de signification, mais un lieu de rencontre et de possible. L’artiste inscrit l’altérité et l’ouverture sur l’autre au cœur de son intérêt comme réponse à une demande urgente de connaissance de « soi » et de «  l’autre ».

Dans cette perspective, le folklore musical Gnaouaest devenu sans aucun doute un espace réel et n’est pas imaginaire, un espace transfiguré non pas seulement par la sensibilité du créateur mais aussi par les interactions identitaires et culturelles.

En effet, le style musical de Gnaoua construit d’excellentes passerelles qui constituent une voie d’accès à des codes sociaux et à des visions du monde dans la mesure où il représente une mosaïque assez expressive du désir de soi et de l’autre.

Le but essentiel de cette réflexion se veut la remise en question de ce stéréotype du « Maroc blanc ». Il s’agit d’une invitation à réfléchir sur ce Maroc noir, ce Maroc Gnaouaqui se trouve au cœur de l’Afrique. Un Maroc pluriel aussi par sa culture et par son histoire.

  • L’identité nègre au Maroc

Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes appelés à mettre en question cette traditionnelle idée de pureté identitaire, et croire profondément à une nouvelle conception de l’identité, à une identitéplurielle et hybride, c’est-à-dire composée de toutes les appartenances et de toutes les cultures comme le suggère la citation suivante d’Amin Maalouf :

« […] il me semble que le monde a besoin aujourd’hui d’une nouvelle conception de l’identité. Jusqu’ici, on pouvait se satisfaire de la conception traditionnelle, qui consiste à considérer qu’il y a, pour chacun, une appartenance essentielle, le plus religieuse, nationale, ou ethnique, et que toute autre appartenance est secondaire; la conception que je préconise est celle qui consiste à assumer l’ensemble de ses appartenances, sans considérer qu’elle s’excluent les unes et les autres.»[1]

Ainsi, personne ne doute que l’identité du Maroc, notre pays, n’est pas unique. Elle est plurielle et composite. Le penseur AbdelkébirKhatibi avance dans cette optique que « nous sommes aujourd’hui au Maroc devant une civilisation dont on ne peut nier ni l’identité, ni la permanence, ni la singularité, ni le brassage. »[2]

En arrivant à ce stade, nous devons signaler que c’est grâce à sa position stratégique qui lui a fait ouvert sur l’Europe et l’Orient que le Maroc est devenu un lieu de rencontre de toutes les cultures du monde. Pourtant, nous oublions, il faut l’avouer, que son enracinement est dans les profondeurs de l’Afrique. C’est dans cette perspective que nous avons le désir de réfléchir sur l’identité nègre du Maroc.

Un simple retour à l’histoire va confirmer que le Maroc comme il a une appartenance arabe, amazighe, juive et andalouse, il a également une appartenance nègre ainsi qu’en témoigne l’existence de ces communautés noires issues de l’esclavage et de la traite négrière. A ce stade, AbdelillahBelmlih estime dans son livre L’Esclavage dans le pays du Maghreb et de l’Andalousie que l’histoire des esclaves au Maroc date de l’Antiquité. Mais, c’est à partir du XIIe siècle et plus tard au XVe XVIe siècle que le phénomène de l’esclavage a connuune grande ampleur dans notre pays[3]. A son tour, Henri Wallon a parlé dans son livre Histoire de l’Esclavage dans l’Antiquité de la guerre qui  était la principale cause qui a fait du Maroc un récepteur des esclaves.[4]

Ainsi, il est aisé de constater que la négritude fait partie de l’identité culturelle du Maroc, une identité qui s’harmonise avec d’autres appartenances, et d’autres composantes. C’est pourquoi, les marocains ont beaucoup à faire pour travailler sur cette indenté essentielle qui reste cachée dans notre pays.Ils doivent« mériter l’appartenance à cette terre en la protégeant de toutes les formes d’égoïsme, de veulerie et d’impuissance ; la mériter en marquant à son actif des points décisifs sur les tableaux des réalisateurs et des performances.»[5]

  • Gnaoua : origine et pratiques

Parler des Gnaoua, c’est parler de ces descendants des anciens esclaves venus depuis l’Antiquité des pays d’Afrique subsaharienne, surtout du Soudan comme le teste l’histoire.

L’origine du mot « Gnaoua » nous met devant une vraie problématique puisque les historiens ne donnent pas une explication exacte et certaine. Cependant, les chercheurs confirment que ce mot est employé pour désigner les populations noires issues de l’Afrique. Selon L.Delafosse, l’étymologie de ce terme est par déformation du terme « guinéen ».[6]

En revenant à l’histoire, nous trouvons que le grand historien Al-Zuhri parle de « Djinawa » en tant que zone géographique :

« Les Djinawa dont les limites sont : à l’ouest, la Grande Mer; à l’est, l’extrémité du pays d’Ouargla jusqu’au pays des Murabitun, au sud, le pays des Amima ; sa limite au nord, l’extrémité du pays de Azuki et celle du pays du Nul du Sus extrême. Il y a (dans cette zone), il y a la ville de Ghana. Entre cette ville et la Grande Mer, qui est à l’ouest, il y a huit jours. C’est la capitale des Djinawa. C’est vers elle que se rendent les caravanes du Sus extrême et du Maghreb… »[7]

Si l’emploi du mot « djnawa » semble confus et ambiguë, J.M. Cuoq précise que le terme doit être prononcé Guinawa, car le passage de Dj à K ou G dur, ou inversement, est fréquent dans les dialectes de cette région.[8]

En toute façon, personne ne peut nier que Gnaoua est un rite très ancien au Maroc.En général, il est animé par un maître musicien « maâlam » qui encadre les autres membres du groupe. Pour les thèmes chantés, il s’agit des chants religieux déclamés collectivement ou d’une manière individuelle dans un langage aux sonorités familières, mais parfois cette langue semble incompréhensible.

Pratiquer le rite de Gnaoua ne pourrait se faire sans la présence de trois instruments essentiels. D’abord, le guenbri, un luth-tambour à trois cordes. Ensuite, les qraqeb. Ils sont des crotales composés de deux cupules en fer reliées par une tige métallique. Enfin, il y a les tboul, des tambours.

Selon l’anthropologue AbdelhafidChlyeh, il y a deux grandes catégories de Gnaoua : d’une part les Gnaoua berbérophones et d’autre part les Gnaoua arabophones. En ce qui concerne la première catégorie, elle fait partie de l’esclavage domestique et elle est très connue par le rite de possession « deredeba ».

Pour ce qui est de la deuxième catégorie, les Gnaoua berbérophones, appelé en langue tamazight ismgan qui veut dire abid (esclave) pratiquent des tournées aumônières. Dans le dialecte tachalhit, nous trouvons aussi le mot ganga qui signifie les grands tambours dont se servent les Gnaoua pour leurs célébrations rituelles.[9]

S’il y a une différence entre les Gnaoua arabophones et les Gnaouaberbérophones, force de constater que c’est très difficile au niveau pratique de faire une distinction entre les deux catégories. En vérité, ils exercent le rite de la même façon, ils habillent presque de la même manière, voire les instruments de musique utilisés sont les mêmes. Les deux chantentla gloire du prophète et les complaintes d’exil, des sujets auxquels tous les Gnaous du Maroc sans exception font recours pour exprimer les sentiments d’une âme exilée et perdue sur la terre.

  • Le folklore Gnaoua : interactions et interculturalité

L’interculturalité indique avec le préfixe « inter » les  interactions des identités, c’est-à-dire entre les individus ou des groupes de différentes appartenances. Notons ici que le concept de l’interculturalité est différent de celui de la « multiculturalité »; si la première est descriptive, l’autre centré sur l’action. Autrement dit, l’interculturel opère une démarche en tant qu’il accorde une place plus importante à l’individu. En ce sens, il s’agit d’un processus de tolérance et de maintien de relations équitables, desquelles chaque individu devrait avoir la même importance que les autres.

Sous un autre onglet, il est à préciser que l’interculturalité est à la fois notion et concept, d’où réside la complexité de cet objet. Dans cette perspective, Preteceille avance que l’interculturalité : « est en perpétuel changement, négocié les espaces de chaque culture dans la  richesse de sa spécificité et la complémentarité de son essence dans la  nécessaire sauvegarde du patrimoine culturel humain. »[10]

À partir de ce qui précède, nous constatons que l’interculturel revêt d’arriver à une réelle ouverture à l’autre dans la mesure où chacun respecte les différences de l’autre. C’est la condition essentielle pour parler d’«une construction susceptible de favoriser la compréhension des problèmes sociaux et éducatifs, en liaison avec la diversité culturelle ».[11]

En tant que lieu d’interculturalité par excellence, la musique Gnaoua ne présente pas une seule importance. Il est vrai qu’elle est un rituel africain reflétant la forte présence de la culture noire au Maroc, cependant, il ne s’agit pas d’une pratique purement nègre, mais un espace de rencontre. A ce stade, A Chlyeh avance que les pratiques des Gnaoua sont « africaines par la sève et Maghrébines par la greffe« [12].

D’ailleurs, l’aspect soufi est forcément présent dans cette musique. En effet, les groupes de Gnaoua s’organisent sous forme des confréries religieuses pratiquant l’une des voies soufies, et se réclament de Sidna Bilal, l’ancien ancêtre spirituel des nègres musulmans dans le monde.

Notons également qu’il est aisé de faire des rapprochements entre les pratiques Gnaoua avec d’autres pratiques extatiques comme « (le Stambeli de Tunis, la Derdeba de Marrakech) abordées tantôt sous l’angle de la résistance tantôt culture des marges ou traces du paganisme d’antan avec l’ensemble des rituels noirs issus de l’esclavage… formé par les Caraïbes et l’Amérique latine, le Vaudou (Haïti), le Santeria (Cuba) la Macumba et le Candomblé (Brésil) »[13]

Ajoutons à ce qui précède que les instruments de musiques utilisés spécifiquement au rituel de Ganaoua ont été introduits dans différentsstyles musicaux marocains, ce qui illustre l’influence de ces derniers sur des cultures autochtones.

Conclusion :

Notre contribution portant sur le folklore Gnaoua en tant qu’héritage africain vif par excellence prend fin ici, mais la réflexion reste ouverte pour toujours. Il s’agit en vérité d’un sujet exigeant beaucoup d’étude et de recherche dont la signification reste complexe et profonde.

En effet, l’existence de ces communautés nègres au Maroc a bien enrichi notre identité culturelle. Gnaoua constitue dans ce cadre une voix expressive, une quête de soi et un miroir qui reflète cette identité nègre, une identité qui fait partie de la culture de notre pays depuis longtemps.

Aujourd’hui, ce rite arrive par mérite à occuper une place fondamentale dans la musique internationale. Il connaît un succès musical particulier, notamment en Europe et aux Amériques. Les grands artistes du monde cherchent à intégrer la musique Gnaoua à leurs compositions. Chose qui confirme sans doute que nous sommes vraiment devant une activité artistique qui a une influence au niveau mondial.

Enfin, il nous reste à dire que la musique de Gnaoua est un lieu où se tissent des liens culturels entre Nord maghrébin et Sud africain, espace qui joint passé, présent et avenir, espace de tous les brassages culturels depuis l’Antiquité.

 

 

 

 

Références bibliographiques :

[1]VOLTERRANI, Egi« Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org(pages consultées 27 avril 2018)

[2] KHATIBI, A. (2002). Chemins de traverse. Essai de sociologie. Rabat : Université Mohamed V-Souissi. Institut universitaire de la recherche scientifique.

[3] BELMLIH, A. (2004). L’Esclavage dans le pays du Maghreb et de l’Andalousie. Bayrout. L’établissement de la propagation arabe.

[4]WALLON,Henri.Histoire de l’Esclavage dans l’Antiquité. éd. Robert Laffont. Paris. 1988.

[5] HIMMICH, B. Au pays de nos crises. Essai sur le mal marocain. Casablanca : Afrique orient, 1997.

[6] Delafosse (L.), « Les relations du Maroc avec le Soudan à travers les âges« , Hespéris, 1924, 2e trimestre.

[7] Al-ZUHRI, « Kitab Al-Djughrafiyya », éd. par M. Hadj-Sadok, in Bulletin d’Etudes Orientales, Institut français de Damas, t. XXI, 1968

[8] CUOQ (J.M.), « Recueil des sources arabes concernant l’Afrique occidentale du VIIIè au XVIè –« BiladAl-Sudan »-traduction J.M. Cuoq, Paris, Éditions du C.N.R.S, 1985.

[9] CHLEH, A. « Les interactions culturelles issues de la traite négrière et l’esclavage dans le monde arabo-musulman », contribution réalisée dans le cadre du projet « La route de l’esclave » adopté par L’UNISCO en collaboration avec le bureau de l’UNISCO à Rabat, 2007.

[10]PRETECIELLE, cité par A .DAKHIA, Désir d’interculturalité de cet autre idéal humain au devoir de partage, Unuiversité de Biskra, Sur le synergie Algérie n : 02, 2008, in http:// ressources-cla-uni-fcomte-fr/gerflint/Algérie2/dakhia-pdf

[11] DE CARLO, Maddalena, L’interculturel, CLE international, France, 2007, in http://www.memoireonline.com/06/09/215/m_Appréhender-L’interculturel-dans-un établissement-secondaire au Portugal11.htm.

[12] CHLYEH (A.): « Les Gnaoua du Maroc, itinéraires initiatiques, transe et possession » Grenoble, Éditions La Pensée sauvage, 1999 et Casablanca, Éditions Le Fennec.

[13]LAPASSADE,G. Les gnaoua d’Essaouira : Les rites de possession des anciens esclaves noirs au Maghreb, hier et aujourd’hui. In : L’Homme et la société, N. 39-40, 1976.

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