Les jeunes Marocains vivent désormais dans deux mondes qui se complètent : le réel et le virtuel. Dans le réel, ils affrontent les défis du quotidien — emploi, éducation, santé, logement — avec un sentiment d’exclusion face à des institutions perçues comme lointaines. Dans le virtuel, ils trouvent l’espace qu’ils n’ont pas toujours dans la société : celui de la parole libre, de la créativité et de la mobilisation. C’est dans cet entre-deux, à la frontière du tangible et du numérique, que se construit une nouvelle forme d’engagement citoyen. Le monde virtuel n’est plus un refuge, mais un prolongement du réel, où les frustrations deviennent débats, où les idées se propagent sans hiérarchie, et où naissent des communautés prêtes à agir. Le défi politique de demain réside justement dans la capacité à relier ces deux sphères pour faire du numérique un outil au service du changement concret.
L’idée d’un parti politique marocain fonctionnant principalement en ligne, reconnu légalement mais organisé virtuellement, s’inscrit dans cette logique. Ce parti « digital » aurait les mêmes fondements juridiques qu’une formation traditionnelle, mais un mode de fonctionnement radicalement différent. Les adhésions, les débats et les votes se feraient sur une plateforme ouverte, transparente et sécurisée. Les membres participeraient directement aux décisions collectives — orientations politiques, choix des responsables, programmes — sans passer par des structures physiques lourdes. Ce modèle, inspiré du monde numérique, rendrait la vie politique plus fluide, plus horizontale et plus accessible.
Des expériences internationales montrent que cette idée n’a rien d’irréaliste. En Argentine, le Net Party (Partido de la Red) propose une forme de « net democracy » : ses membres votent en ligne sur des projets de loi via la plateforme dédiée, et les élus du parti s’engagent à agir conformément aux décisions collectives en ligne. En Espagne, la plateforme municipale Decide Madrid a permis aux citoyens de proposer, débattre et voter des mesures publiques à l’échelle locale, ouvrant la voie à une participation numérique concrète dans la décision publique.
Le Maroc, de son côté, possède un terrain favorable : une jeunesse ultra-connectée, des ingénieurs compétents, une Constitution qui garantit le pluralisme, et un fort besoin de renouvellement des pratiques politiques. Ce parti virtuel pourrait être conçu comme une organisation hybride — légale dans sa forme, numérique dans son fonctionnement. Les débats se dérouleraient sur une plateforme multilingue (arabe, amazigh, français), les votes seraient sécurisés par authentification numérique, et la transparence serait assurée par l’usage de logiciels libres audités.
On peut aisément imaginer l’effet d’un tel parti capable de rassembler des centaines de milliers de jeunes autour d’un même objectif : reprendre en main leur citoyenneté. À travers une campagne nationale menée entièrement en ligne, ces jeunes pourraient s’inscrire massivement sur les listes électorales, s’informer, se former et participer activement aux élections classiques. Le digital deviendrait alors un outil de mobilisation, de formation et d’encadrement civique — trois missions que les partis traditionnels ont peu à peu délaissées. Les réseaux sociaux remplaceraient les réunions de section, les plateformes numériques serviraient à débattre et à élaborer les programmes, et chaque smartphone deviendrait un espace d’action politique. Une telle dynamique pourrait redonner du sens au militantisme et reconnecter la jeunesse à la participation publique, en réinventant les fonctions fondamentales du parti : mobiliser, encadrer, former et agir, mais dans un langage et un environnement qui lui ressemblent.
Au-delà de la mobilisation et de la participation électorale, la Génération Z dispose aujourd’hui d’une véritable opportunité historique : celle de défendre non seulement les intérêts de leurs parents et de leurs frères et sœurs, mais aussi de protéger leur propre avenir collectif. En s’engageant politiquement, ces jeunes peuvent contribuer à rééquilibrer des décisions économiques et sociales dont les conséquences pèseront sur plusieurs décennies. Leur implication ne vise pas seulement à « prendre la parole », mais à revendiquer le droit de vivre dans un pays durablement viable, non accablé par la dette publique, ni prisonnier de choix politiques à court terme qui hypothèquent leur avenir. Dans une société où les grandes orientations budgétaires, économiques et sociales se décident sans toujours mesurer leurs effets sur les générations futures, la participation active des jeunes devient un acte de responsabilité autant qu’un geste d’espoir.
Un tel modèle réduirait les coûts, simplifierait la gouvernance et redonnerait confiance à une génération qui se méfie des partis traditionnels. Il permettrait aussi de rapprocher les citoyens des décisions, en abolissant la distance entre dirigeants et adhérents. Les jeunes ne se limiteraient plus à commenter la politique sur les réseaux : ils en deviendraient acteurs, contributeurs, électeurs et décideurs à part entière.
Bien sûr, la réussite d’un tel projet suppose des garanties fortes. La sécurité des données doit être totale, la gouvernance de la plateforme indépendante, et des mécanismes d’inclusion doivent permettre la participation des citoyens peu familiers du numérique. Les risques observés ailleurs — manipulation, faible participation, centralisation du pouvoir technique — doivent être anticipés par une structure claire et auditable.
Mais l’enjeu dépasse la technique. Il s’agit d’un changement culturel : passer d’une politique d’appareil à une politique d’interaction, d’une représentation verticale à une démocratie fluide et collective. Dans un Maroc en pleine transition numérique, cette idée pourrait incarner une nouvelle forme d’engagement, adaptée à la génération des écrans, porteuse de transparence et de confiance.
Transformer l’énergie virtuelle des jeunes en force politique organisée, c’est offrir à la démocratie marocaine une seconde jeunesse. Le parti virtuel n’abolirait pas la réalité, il la prolongerait. Il serait le symbole d’une société qui, enfin, reconnaît que l’avenir du politique se joue aussi en ligne — là où la nouvelle génération pense, agit et rêve déjà.
Rachid ESSEDIK Président du Centre Marocain pour la Citoyenneté