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L’Etat Marocain face à la pandémie: Quelle place pour l’économie informelle?

Serveurs, coiffeurs, chauffeurs, récupérateurs de déchets, employés domestiques, gardiens, vendeurs ambulants, cireurs de chaussures… pour de nombreux Marocains non affiliés à la sécurité sociale, le confinement est synonyme d’absence de revenus.

L’emploi informel est manifeste au Maroc, et ce, depuis l’ère coloniale, mais les économistes ne parlaient pas encore à cette époque de secteur informel. Encore faudrait-il rappeler l’ampleur et le poids de plus en plus grand de l’informel dans l’économie des pays sous-développés dont le Maroc (de 20 à 65% du PIB, et de 40 % à 70% de l’emploi hors agricole) [1].

Également qualifiée par certains d’‘’économie populaire [2]’’, l’économie informelle constitue un mode de vie, voire de survie, de la population urbaine, pour laquelle elle permet la satisfaction de besoins fondamentaux : se nourrir, se loger, se vêtir, se former, se soigner, se déplacer. Elle concerne différentes activités alimentaires (distribution, préparation, restauration), de services personnels, de réparation, récupération et recyclage…. Le commerce et la distribution représentent la majeure partie de ces activités.

Par ailleurs, l’expression de l’informel telle qu’elle est véhiculée est une invention des institutions internationales au début des années 1970 (Banque mondiale, BIT…) pour désigner des réalités très diverses allant de la solidarité mécanique, en passant par le commerce de la rue, les petites unités de production souterraines, les constructions non autorisées, emploi non déclaré dans de grandes firmes, délit d’initié jusqu’au trafic de drogue,…

Du moins, deux idées apparaissent ou plutôt réapparaissent à propos de l’économie informelle au temps du covid 19 au Maroc.
La première considère que le bouclage sécuritaire du pays depuis mars 2020 est une occasion à saisir pour étouffer l’économie informelle et libérer l’espace public des travailleurs informels d’une part, et pour déployer, d’autre part, des stratégies à court et à moyen terme, notamment au lendemain du dé-confinement à travers des incitations pour formaliser ceux qui veulent intégrer l’économie « réelle ». Ainsi, durant la période d’après covid 19, la lutte contre l’informel devrait être une priorité. Dans ce cadre, l’expression combien forte de « déclarer une guerre » contre ce secteur désigné de fléau est couramment utilisée.
La seconde, s’est préoccupée d’abord du sort de l’informel du temps du confinement notamment la perte d’emplois, l’absence de revenus, la chute exponentielle des services de proximité combien importants assurés par ce dernier…, et l’impossibilité vraisemblable du confinement des travailleurs informels sans mesures d’appui direct à leur égard de la part des pouvoirs publics. Ensuite, elle postule que le covid 19 est une opportunité pour la « reconnaissance » de l’informel, particulièrement dans sa dimension d’économie populaire.

L’Etat et l’informel au temps du covid19
Face à la pandémie, un plan d’action a été établi par les pouvoirs publics autour de trois vecteurs à savoir la santé, l’économie et l’ordre social.
Sur le plan économique, face à l’incertitude, et afin de mutualiser le risque, un fonds spécial pour la gestion de la pandémie du coronavirus, d’une capacité de 3% du PIB, et la contribution de différentes organisations privées et publiques et des particuliers, est créé. Il constitue à travers la solidarité qu’il incarne l’un des îlots de certitude dans cette pandémie. Ainsi, plusieurs mesures ont été adoptées par les autorités touchant à la fois l’offre et la demande, sur le marché national comme sur le marché international.

À ce propos, relevant du secteur informel, ces dispositions sont réparties en deux phases. La première concernent les ménages bénéficiaires du Régime d’assistance médicale (RAMED) opérant dans l’informel et qui se sont retrouvés sans revenus. Les ménages de deux personnes ou moins reçoivent une aide de 800 dirhams ; ceux formés de trois à quatre personnes bénéficient de 1000 dirhams et ceux de plus de quatre personnes jouirent de 1200 dirhams. La distribution des aides financières sur la base d’une application téléphonique s’est faite progressivement à compter du lundi 6 avril 2020 afin de respecter les mesures préventives dictées par la pandémie.

Dans la deuxième phase, les non-Ramedistes, opérant dans l’informel qui ont perdu leurs revenus à cause du confinement, ont bénéficié à partir du 16 avril des mêmes montants des aides, via le lancement d’une plateforme électronique dédiée au dépôt des déclarations.

Au total, quelque 4,3 millions de familles vivant du secteur informel bénéficieront du soutien du Fonds spécial pour la lutte contre la pandémie du Coronavirus. Ceci dit, les travailleurs informels bénéficient aussi de l’appui des collectivités territoriales, de la solidarité des citoyens, d’autres aides d’ONG….

Par ailleurs, il semble aussi que l’informel continue, quoique de manière relativement limitée, à présenter ses services aux citoyens dans le cadre des activités autorisées par le gouvernement en période de confinement. Une observation du terrain montre vraisemblablement la conservation tant que réduite du service de la livraison informelle à domicile, la vente de produits alimentaires par des marchands ambulants « tolérés » à se redéployer dans les rues, les ruelles, les impasses loin des artères des villes libérées rapidement par les autorités publiques.

Ainsi, plusieurs travailleurs informels opérant dans diverses activités se sont convertis au commerce des produits alimentaires notamment les légumes, les fruits ainsi que les aliments et les ingrédients alimentaires sollicités par les citoyens dans le mois du Ramadan. Les vendeurs et réparateurs informels de matériel et d’accessoires de matériel informatique et téléphonique (activité entretenant une certaine attractivité lors du confinement) ont gardé également une dynamique particulièrement dans les moyennes et grandes villes.

Le gardiennage informel, la récupération informelle des déchets, les métiers pratiqués dans l’informel opérant dans la réparation, maintenance des bâtiments ont maintenu une légère activité. D’autre part, il semble que des employés non déclarés à la CNSS dans des unités industrielles formelles à Casablanca et à Tanger entre autres ont poursuivi leur travail à la demande de leurs employeurs.

Hypothèses sur l’Etat et l’informel, l’après Covid 19

Il n’existe à ce jour aucun recensement précis des travailleurs informels, mais uniquement quelques estimations approximatives. Pour débloquer l’aide à ces personnes, l’Etat a choisi dans une première étape de se baser sur la liste des citoyens inscrits au Ramed. Toutefois, conscient que des milliers de personnes risquent d’être exclues de la vaste opération de soutien, car elles ne sont inscrites ni à la CNSS ni au Ramed, l’Etat a lancé rapidement la deuxième phase de soutien pour les non-Ramedistes.

Ainsi, apparaît a priori la nécessité du lancement du registre national unique au profit de la population « vulnérable » qui pourrait servir de base à une protection sociale universelle. L’intention de disposer de ce genre de dispositif existait depuis longtemps. Ce système permettrait également en temps normal, à travers l’aide directe conditionnée, de lutter contre la déperdition scolaire, l’amélioration de l’état de santé des familles, surtout dans le milieu rural. Pour l’Etat, l’entrée en vigueur de ce registre devrait permettre de gérer de manière équitable la Caisse de compensation, qui pourrait servir à d’autres dépenses orientées à l’investissement.

Dans un autre registre, la période du confinement a montré l’importance et la plausibilité du développement de la digitalisation et de la dématérialisation du service public, recommandées pour lutter notamment contre la corruption et le délit d’initié, l’autre face cette fois ci « criminelle » de l’économie informelle.

L’action de l’Etat marocain envers l’informel au temps de la pandémie montre ou renvoie entre autres au postulat de la prééminence du pouvoir de l’Etat comme entité disposant d’un pouvoir exclusif d’orientation, de contrôle et de sanction sur l’activité économique des agents.

La dimension sociale et solidaire de l’appui de l’informel au temps de la pandémie signifie, semble-t-il, que la multiplicité des formes et des pratiques informelles, la primauté des logiques informelles au sein de l’économie réelle devrait questionner fondamentalement les politiques publiques, dans le sens de la reconnaissance de ce secteur par l’Etat et du coup de sa connaissance précise, sa mesure opérationnelle et statistique et son intégration dans le système de comptabilité nationale. Par ailleurs, les mesures adoptées pour lutter contre la crise sanitaire constituent, semble-t-il, des ingérences et des restrictions de nombreux droits fondamentaux et libertés et une prise de décisions sans véritable dialogue avec des concernés pleinement reconnus.

Or, la reconnaissance de l’informel devrait favoriser le dialogue et la discussion avec ses acteurs à travers leur représentants et portes paroles, à côté du secteur privé et les partenaires sociaux notamment les syndicats. Elle suppose d’envisager la réduction de l’incongruence institutionnelle lors des efforts de l’intégration de l’informel dans le tissu économique en utilisant des approches alternatives, telles que le soutien des valeurs de formalité, rendre le passage de l’informel au formel une opportunité socio-économique ou un passage à l’économie solidaire et la consécration de la liberté d’entreprendre pour tous. Ainsi, la taille de l’économie informelle pourrait être réduite sans affecter l’entrepreneuriat de nécessité ni la compétitivité.

Enfin, le secteur informel au Maroc semble avoir trouver aujourd’hui au temps de la pandémie les prémisses d’un cadre de légitimité non seulement dans la réalité socio-économique, mais aussi de la préoccupation bienveillante de l’Etat dans le respect des libertés et droits fondamentaux.

[1] Agence Ecofin, Selon un rapport publié par le Fonds monétaire international (FMI), 11 juillet 2017

[2] En économie du développement, l’économie populaire désigne « l’ensemble des activités économiques et des pratiques sociales développées par les groupes populaires en vue de garantir, par l’utilisation de leur propre force de travail et des ressources disponibles, la satisfaction des besoins de base, matériels autant qu’immatériels, en excluant du champ les activités illégales et criminelles qui étaient incluses dans le concept d’économie informelle. A. Sarria Icaza et L. Tiriba, « Économie populaire », dans J.-L. Laville et A. Cattani, Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005

Abderrahmane Mouline est chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (CERSS )

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