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« Boycott marocain » : qui l’a lancé sur les réseaux sociaux et pourquoi ?

Sociologues et journalistes tentent de déterminer d’où est partie cette révolte populaire et qui l’instrumentalise.

Décembre 2010. La Tunisie s’embrase, bientôt suivie par la Jordanie, l’Egypte, le Yémen, la Syrie ou encore la Libye. Au cours de ces révoltes populaires, auxquelles on donnera le nom de « Printemps arabes », les réseaux sociaux jouent, pour la première fois, un rôle prépondérant. Facebook et les applications de messagerie instantanée deviennent alors synonymes de libération des peuples opprimés par des kleptocraties. Une spontanéité et une innocence qui ont fait long feu.

Printemps 2018. Lancé de manière anonyme sur les réseaux sociaux, au Maroc, un appel au boycott vise trois entreprises leader sur le marché du pays : les stations-service Afriquia, l’eau minérale Sidi Ali, et le lait de Centrale Danone, une filiale de l’entreprise française. Le mouvement prend de l’ampleur, agitant le spectre d’une nouvelle grogne populaire. Mais alors que les Printemps arabes ciblaient des régimes et la corruption généralisée, le mouvement de boycott marocain s’en prend à des entreprises privées et des personnalités influentes du pays – en d’autres termes, à des boucs-émissaires. Dernière victime en date du « dégagisme » à la marocaine : Mohammed Boussaid, le ministre de l’économie, limogé par le roi.

Instrumentalisation politique 

Contrairement aux Printemps arabes, le boycott marocain n’a rien de populaire et semble obéir à la stratégie dissimulée de puissants partis politiques. C’est du moins l’avis du sociologue Abderrahmane Rachik, selon qui « on peut se poser la question de qui a intérêt à boycotter les trois marques commerciales ciblées. […] Cette campagne est dirigée contre des personnes connues pour leurs positions négatives à l’égard du Parti de la justice et du développement (PJD) », une formation islamiste.

Les propriétaires d’Afriquia et de Sidi Ali ne sont autres qu’Aziz Akhannouche, l’actuel ministre de l’Agriculture – dont Abderrahmane Rachik rappelle que « ce n’est pas la première campagne contre lui » – et Miriem Bensalah Chaqroun, également à la tête de la confédération patronale marocaine. Et « perçue comme une femme moderniste, anti-PJD », analyse le spécialiste des mouvements de protestation au Maroc. Deux personnalités en vue au Maroc, qui seraient donc les cibles véritables des forces à l’origine du boycott.

« Le discours véhiculé sur les réseaux sociaux relatif à la défense du pouvoir d’achat des catégories sociales populaires n’est plus légitime, à mon avis », poursuit Abderrahmane Rachik, qui se demande : « Les classes pauvres et fragiles boivent-elles de l’eau minérale Sidi Ali ? ». Au contraire, conclut le chercheur : « Dans cette campagne de boycott, on ne se mobilise pas contre l’Etat, le gouvernement, le Parlement ou la monarchie, mais contre des symboles représentant la richesse économique ». Et non, nuance, contre des symboles de la « vie chère ».

Boycott et chasse à l’homme

Plusieurs journaux marocains semblent partager cette analyse. Ains, Goud.ma – repris par le quotidien francophone Tel Quel – revient dans son édition du 9 juin sur la récente inauguration de la marina de Tanger par le roi Mohammed VI, accompagné pour l’occasion par son ministre, Aziz Akhannouche, qui avait fait l’objet de slogans tels que « Akhannouche dégage ! ». Selon le journal, ces slogans sont l’oeuvre d’un « homme à tout faire » du Parti authenticité et modernité (PAM), opposé à la formation d’Aziz Akhannouche, le Rassemblement national des indépendants (RNI). En somme, il s’agirait, avec le boycott, d’une tentative de déstabilisation politique du puissant ministre de l’Agriculture, par ailleurs propriétaire d’Afriquia, l’une des marques les plus attaquées par ce boycott.

Pour l’opposition, récemment acquise à la cause de l’élan populaire, l’occasion parait trop belle de frapper l’homme d’affaires qui jusque là bénéficiait d’une forte popularité à travers le pays. Comme, par exemple, le PSU (le Parti socialiste unifié) et son porte-parole Omar Balafrej. Avec seulement deux sièges occupés au Maroc, le PSU était dans une impasse politique dont le boycott a finalement permis de s’extraire. Interviews dans les médias nationaux et étrangers, tribunes : le député, longtemps cantonné à une posture minoritaire, voire caricaturale, semble désormais concentrer ses attaques sur Aziz Akhannouche. Quitte à omettre de commenter le rapport sur les carburants de la Commission parlementaire paru en mai dernier. Ce dernier démontrait pourtant qu’avec 35 milliards de dirhams économisés, l’Etat est le premier bénéficiaire de la libéralisation des carburants. Et non Afriquia, comme certains veulent le faire entendre.

Fake news

Dans un louable effort de décryptage, un autre média marocain, Le Desk, a voulu revenir sur l’origine du boycott touchant l’eau Sidi Ali et sur ce qui était reproché à cette fameuse eau minérale. Mal lui en a pris : Le Desk a immédiatement été victime d’une campagne de désinformation, destinée à accréditer l’idée que le journal était vendu aux propriétaires de la marque d’eau minérale. Une campagne qui a rendu le travail du journal « inaudible ».

Les conclusions de ses enquêteurs semblent pourtant sans appel : « Aucune des informations qui ont été relayées massivement sur les réseaux sociaux, puis par certains organes de presse, pour justifier le boycott de la marque ne s’est révélée exacte »« Sidi Ali est la victime expiatoire de ce boycott », poursuit le journal, selon lequel « cette chasse aux sorcières au nom d’un idéal dévoyé est inquiétante à plus d’un titre », ouvrant « la boîte de Pandore des ‘‘fake news’’, dont nombre d’internautes ne réalisent pas encore l’effet aussi dévastateur que nocif sur notre cohésion sociale lorsqu’ils likent et partagent les affabulations de toutes sortes ». Huit ans après les Printemps arabes, les réseaux sociaux, instruments de la démocratie, sont-ils devenus le moyen privilégié d’une certaine forme d’ochlocratie (gouvernement par la foule) ?

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