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Hypothèses sur l’évolution possible des Etats du Maghreb après le Covid-19

La science sociale ne commence réellement son travail qu’une fois l’objet de son étude ayant atteint le stade d’achèvement. Ainsi il faudra attendre que les interactions et les dynamiques déclenchées par le Covid-19 soient en fin de parcours ou même dépassées pour en entreprendre l’étude approfondie du point de vue de sa gestion politique et ses répercussions. Mais il est possible à ce stade d’avancer des hypothèses ou de prospecter des pistes. Que deviennent les Etats du Maghreb dans tout cela ? Quelle pourrait être leurs orientations à avenir ?

Selon les bilans publiés (nombre de nouveau cas, nombre de décès), il apparaît que les situations des pays maghrébins, au moins en ce qui concerne les pays du Maghreb central (Maroc, Algérie, Tunisie) sont relativement proches et suggèrent jusqu’à ce jour des réactivités relativement significatives de la part des gouvernements de la région.

Le Maroc est souvent qualifié de pays stable dont la vie politique est marquée par un débat public qui tend au réexamen des dimensions essentielles de sa configuration institutionnelle, à la remise en cause de ses modes de gouvernance et de sa gestion publique, au dépassement d’une situation économique difficile et complexe, au traitement adéquat d’un mouvement social certes disparate mais particulièrement actif et tenace. Dans le contexte actuel, le Corona vient donner un nouveau souffle au rôle de l’Etat, rôle tant décrié ces derniers temps, une occasion inattendue pour ré- encadrer la société et renforcer sa place dans la vie publique.

En Algérie, il apparaît au fil des jours que le confinement obligatoire a donné au pouvoir la possibilité d’arrêter le hirak populaire qui a commencé depuis plus d’un an, sans trouver une solution à la problématique politique actuelle, dans un contexte marqué par l’absence d’alternative au pouvoir de type sécuritaire en place, sans véritable opposition bien que la scène publique a vu l’émergence de nombreuses voix d’opposants, et parmi les grandes problématiques qui caractérisent la situation sociale algérienne l’état défectueux du système de santé, et un processus d’affaiblissement de l’économie faisant de la survie l’objectif premier de tout un chacun. Malgré tout il est probable que l’Etat algérien traverse une crise et exploite cette étape pour introduire une sorte de stabilité conjoncturelle dans un processus d’instabilité profonde.

Concernant la Tunisie, sur le plan institutionnel, les dernières élections n’ont pas constitué un élément de stabilisation, la situation économique est pleine de difficultés, les capacités internes limitées pour l’heure en raison des secousses vécues par le pays depuis 2011, les violences et les incertitudes du voisinage accentuent cet affaiblissement. L’influence des dernières élections dans la gestion du Corona apparaît dans ce pays à travers la prédominance de l’impression que les institutions réagissent de façon dispersée et presque concurrentielle. Il se passe comme si chaque institution agissait de son côté. Les évolutions des jours à venir pourraient montrer si la traversée de l’ère Corona va se poursuivre d’une manière éclatée ou si le rôle du pouvoir d’Etat va s’affirmer de manière plus forte et plus unifiée. Dans tous les cas, il est peu probable que l’Etat tunisien, héritier de l’Etat néo-destourien, paraisse fortement diminué face à la crise, ou que sa centralité dans l’organisme global tunisien soit menacée.

D’un autre côté, la Libye en guerre civile est marquée par l’absence du monopole de la violence légitime, sur la base d’une économie de guerre de type tribal, la difficulté de déployer de vraies politiques publiques dans le contexte actuel, et une culture politique qui ne permet pas actuellement de s’occuper de l’état des citoyens, et dans un contexte d’ingérences étrangères plus ou moins directes multiples et souvent contradictoires. Il semble qu’on ne peut attendre logiquement d’un fait aussi colossal que l’est le déversement du Corona sur le monde qu’il unifie subitement les Libyens. La pandémie pourrait difficilement introduire un changement notoire dans les événements en cours dans ce pays, est-il possible alors qu’elle aboutisse à tout le moins à un arrêt des combats ?

Quant à la Mauritanie, elle semble connaître depuis les dernières élections un moment de sauvegarde des acquis et de stabilisation, et une remise en ordre de la situation interne par rapport aux périodes passées. Mais l’Etat mauritanien, fondé sur un équilibre délicat entre populations arabes et populations noires, et côté arabe un équilibre hautement sensible entre tribus, semble devoir rester dans le rôle fragile qui est le sien.

De ce qui précède peuvent être dégagées quelques tendances, dont soulignera quelques unes:

  • Il ne semble pas que nous allions au-devant d’une situation d’effondrement des Etats de la région, à l’exception de la Libye où depuis l’effondrement du non-Etat khaddafien, un Etat effectif n’a pas encore émergé depuis février 2011. L’inverse est le plus probable, surgiront peut-être des Etats plus forts selon l’efficacité de leur gestion et le degré de leur contrôle de l’épidémie, et des effets politiques, économiques et sociaux de ceux-ci. Il est fort possible que s’affirment davantage l’importance et la centralité de la place et du rôle de l’Etat, ainsi que le rôle moteur des gouvernements dans la protection des intérêts nationaux des peuples de la région.
  • A l’intérieur des Etats de la future phase, l’autorité et le système de valeurs corollaire pourraient se consolider davantage. La plupart des pays de la région ont vécu des processus complexes dans leurs trajectoires historiques respectives dans le sens de la réalisation d’une sorte de « libéralisation », ou d’« ouverture », et après le printemps arabe l’entrée plus ou moins accentuée dans lce que l’on dénomme une « démocratisation ». Après le Corona, sur le chapitres des droits et libertés et de la démocratie, des régressions ne sont pas exclues par rapport à leur situation d’avant le Corona, conquises grâce à de difficiles combats tout au long de longues décennies depuis les indépendances. Mais il est possible que dans la région paraissent des responsables qui seront attachés à l’articulation des acquis du passé sur les exigences d’une gestion meilleure et plus efficace de la chose publique.
  • Il est possible qu’en même temps les Etats du Maghreb, à l’instar d’autres pays du monde, aussi bien du Nord que du Sud, connaissent à la suite de l’expérience de cette terrible pandémie, une plus forte tendance au nationalisme local, dans le sens de l’adoption de politiques d’enfermement, accordant une attention plus soutenue aux affaires internes, sans que cela préjuge sur la question de savoir si cela peut conduire à plus de conflictualité ou à davantage de coopération.
  • Après l’épidémie il est bien possible que prévale dans l’esprit des différents acteurs non seulement ce qu’exige l’obligation de reconstruire et de traiter les séquelles de la crise, mais aussi un désir d’autosuffisance sélective, en raison des vulnérabilités des chaînes de production, et des limites des ressources et la recherche de nouveaux modes de production, d’emmagasinement, de distribution…
  • Il reste à poser une question centrale du point de vue du projet de l’Union maghrébine, qui reste jusqu’ à l’heure actuelle une aspiration populaire dans les Etats de la région : est-il possible d’élaborer des réponses régionales aux défis de l’envergure de celui représenté par le Corona. Une coopération, sinon une coordination, seraient-elle possible ? A noter qu’elles ne se sont pas réalisées par le passé sur des questions vitales comme la lutte contre le terrorisme, une démarche commune vis-à-vis de l’immigration.. Ce qui se passe actuellement, atteste qu’il est de fortes chances que se renforce la tendance au repli sur soi, la recherche de plus d’indépendance et la tentative chez les pays chacun de son côté à continuer à contrôler son destin propre.

Il est fort probable que l’environnement maghrébin connaisse une sorte de vide

stratégique par rapport à la situation antérieure au Corona, tout en sachant que

l’impact des facteurs externes sur la région paraît en général relativement faible. Comment seront les espaces maghrébins au lendemain du Corona s’il s’affirme que les USA auront perdu leur leadership moral et lorsque pratiquement ils se seront déconnectés du Maghreb et du Machrek ? Que seront-ils lorsque toutes les incertitudes pèseront sur l’avenir de l’Union Européenne après le Corona, notamment en raison du ressenti des Etats membres de la manière dont ceux-ci se sont comportés durant la crise ? Quelle intérêt présentera le Maghreb lorsque le Sahel, et qui ne cesse de pourrir, connaît un déclassement dans les préoccupations sécuritaires des grandes puissances ? Quand la Chine et la Russie continueront à traiter le Maghreb comme un niveau secondaire des relations internationales ?

Autant d’interrogations qui sollicitent l’attention des chercheurs dans les prochains jours.

Pr.Abdallah SAAF, Président du Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (CERSS)

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