Opinions

L’histoire de deux décennies et demi de rapports stratégique du CERSS

Qu’est ce que le rapport stratégique du Maroc ? La question s’est posée pour nombre de lecteurs intéressés par la chose stratégique face à des publications volumineuses récentes, dont certaines sont pompeusement dénommées «Rapport stratégique du Maroc». Peu importe que le titre ait été déjà utilisé de longue date et durablement par une autre publication périodique, le rapport stratégique édité par le CERSS depuis 1995, bien connu de tous, très fréquenté, comme l’attestent les chiffres de la société de distribution. Mais peu importe aux yeux de ceux qui l’ont produit que ce même titre ait été déjà choisi, utilisé, publié , il est des prétendants à la pensée stratégique qui n’ont que faire de ces principes de l’éthique académique. Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière que ce type de dépassements de la morale intellectuelle a lieu. Il est déjà arrivé par le passé que non seulement le même titre ait été repris sans le moindre scrupule, mais également le même plan que les contributeurs du CERSS avaient collectivement et laborieusement élaboré pour présenter ce qu’ils considéraient comme les données stratégiques du pays.

Peut être aussi que peu importe l’éthique en la matière, après tout, tout le monde peut publier son rapport stratégique. Le Maroc, et tous les Marocains ont le droit de le « rapporter stratégiquement », a fortiori lorsque l’auteur institutionnel en question dispose d’un statut officiel. Son statut officiel, c’est à dire sa dépendance vis-à-vis de l’Etat, le rendrait plus légitime pour produire un rapport stratégique du Maroc, sans se soucier des règles éthiques ou académiques.

Cependant, il est important de rappeler quelques fondamentaux :

-Un rapport stratégique n’est en aucune manière un annuaire statistique. Cela ne peut être une compilation de données, de chiffres, de tableaux, de courbes, dénuée de sens, plus proche du profil d’un bottin téléphonique. Pourtant il s’agit d’une démarche qui prolifère ces derniers temps. Dans ce type d’exercice, il n’y aurait pas de champs global multidimensionnel. Pas d’acteurs politiques, économiques, sociaux, culturels…, pas d’échanges des coups au jour le jour. Il est à distance de toute dynamique, des acteurs, de leurs actes, de leurs discours, positionnements, aspirations, attentes, calculs, illusions… Dans ce type de « rapports » pas d’actions politiques autres que certaines politiques publiques officielles qui connaissent actuellement un engouement (le numérique, le climat, les nouvelles énergies…).  Dans cette stratégie, il n’y a pas de modernistes ou de traditionnalistes, pas de d’hommes de droite ou de gauche, pas d’islamistes ou de djihadistes. Tout se passerait entre un Etat abstrait et des populations théoriques sans existence réelle. Le peuple et les élites sont occultés. Tout est noyé dans un économicisme de type quantitativiste, effréné, et une invocation hautaine des sciences sociales.

-Un rapport stratégique n’est pas un pur exercice académique où tout prendrait l’aspect d’ouvrages universitaires, sur la base des us, coutumes et codes des études savantes…, des œuvres académiques à grande distance des dynamiques de la réalité, de la politique formelle…Un rapport stratégique se mouille un peu, se compromet dans des évaluations, peut anticiper…

-Ce ne peut être un texte de type administratif, ingénieurial, technocratique pur produit de la technostructure, sans le moindre tremblement, dégageant trop d’assurance sans l’interrogation de l’homme du terrain, le doute du stratège face aux décisions prises par les acteurs, sans « l’angoisse du gardien du but au moment du pénalty ». Il est procédé à une linéarisation des faits fondateurs et moteurs sans vraiment intégrer la complexité et la profondeur des rapports politiques et sociaux. Les ambivalences sont éliminées, les ambiguïtés sont chassées, les hésitations sont étouffées, et les indéterminations sont évacuées.

– Semble aussi à distance d’une prospection stratégique les rapports risques, à la recherche de l’ennemi, à l’affût des menaces de toute nature, et réfléchissant aux moyens de maîtriser les situations, adoptant les réflexes, le style, le texte qui relèvent davantage de la culture sécuritaire, avec les lieux communs bien partagés entre analystes sécuritaires, plus proches du genre des rapports des services de sécurité….

Loin de nous ici l’idée de prétendre détenir la compétence exclusive permettant de définir ce qui est stratégique par rapport à ce qui ne l’est pas, ou les secrets de la production d’un rapport stratégique….

L’histoire de deux décennies et demi de rapports stratégiques du CERSS est modeste. Elle est d’abord celle d’un long apprentissage, après l’émergence de l’idée d’élaborer périodiquement un rapport stratégique en 1994-1995,  la constitution des premiers groupes (très réduits au départ, ils sont maintenant plus d’une centaine de contributeurs qui ne sont pas à leur première participation) sur les diverses thématiques, la formation des équipes devant travailler sur le Maroc dans son environnement international, celle travaillant sur les aspects internes, l’apprentissage de l’écriture objective, l’initiation à l’analyse et à la prospection stratégique…Dans la mesure où la continuité permet d’accumuler savoirs et expériences…

Elle s’est volontairement limitée à la description, c’est à dire à la collecte des faits la captation des matériaux avec le moins de d’analyse précipitée possible, de la retenue dans les commentaires, une factualisation délibérée des composantes de la vie de la société et de l’Etat, en nous posant la question de savoir non pas comment sera le Maroc dans son environnement dans trente ans mais dans deux ans à venir.. Feu Mohammed Larbi Messari disait aux membres de nos groupes lors de nos réunions que ce qui faisait la valeur du Rapport stratégique du CERSS est ce captage des faits et leur organisation. Depuis quelques années le défi consiste à essayer d’améliorer les capacités scientifiques de collecte d’informations et les compétences d’analyse et de synthèse de prospection sur le court terme. Un vrai rapport stratégique offre de la matière à réfléchir au citoyen, au décideur, au spécialiste, au chercheur et à l’enseignant. Institution apprenante, et peut-on ajouter tout au long de la vie, malgré deux décennies et demi d’exercice à l’évaluation stratégique, le chemin à parcourir est encore long. De plus l’un de ses plus grands enjeux est d’assurer des équipes à même d’assurer la meilleure des relèves possibles.

Pr Abdallah Saaf. Directeur du Centre des études en Sciences Sociales (CERSS)

 

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