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Amérique du sud : la Chine pourra-t-elle évincer les Etats-Unis ?

En Amérique du sud, la puissance économique et commerciale chinoise ne se dément pas. Elle avance doucement, mais sûrement, ce qui n’a pas manqué de susciter l’irritation et la préoccupation des Etats-Unis, dont l’ambassadeur à Buenos Aires, Marc Stanley, a reconnu que son pays a « besoin d’avoir plus d’outils pour être compétitif » face à la Chine.

Le dernier épisode de cette percée chinoise dans le sous-continent a été la conclusion la semaine dernière d’un accord de libre-échange avec l’Équateur après un an de négociations ardues. Cet accord est le troisième du genre après ceux conclus avec le Chili et le Pérou.

Plus paradoxale a été l’annonce récente par l’Uruguay de l’entame de négociations avec la Chine pour parvenir à un accord de libre-échange avec la Chine, ce qui a provoqué l’ire de ses partenaires au sein du Marché commun du sud (Argentine, Brésil et Paraguay), qui auraient préféré que la négociation soit menée en bloc et qu’un éventuel accord avec le géant asiatique soit conclu collectivement avec le groupement, plutôt qu’individuellement avec l’Uruguay.

Même sans accord de libre-échange avec les autres pays de la région, la Chine n’a pas cessé de grignoter des points dans les échanges commerciaux extra-continentaux et s’affiche déjà comme le principal partenaire commercial de la majorité des états sud-américains.

En 2021, l’administration générale des douanes de Chine a évalué les échanges commerciaux avec les pays d’Amérique Latine à plus de 450 milliards de dollars, en hausse de 41% par rapport à une année auparavant.

Hernán Letcher, directeur du Centre d’économie politique en Argentine et spécialiste des relations avec la Chine, a affirmé que « depuis plusieurs années, les échanges de ce pays avec l’Amérique Latine sont en expansion continue. Si l’on dresse une carte comparative avec les échanges commerciaux d’il y a 20 ans, on constate que la Chine a remplacé les États-Unis en tant que premier partenaire commercial dans la plupart des pays », indépendamment de la couleur politique des gouvernements en place (progressistes, de gauche ou de droite).

Il est évident que les avancées de la Chine répondent à une stratégie qui a le mérite d’être claire, directe et pragmatique. Le mot d’ordre est invariablement le suivant : renforcer les échanges économiques et commerciaux et mettre en sourdine les éventuelles divergences à caractère politique, notamment lorsque les gouvernements en place dans les pays d’Amérique du sud sont d’obédience libérale, plus enclins aux idéaux américains de primauté de l’initiative privée et de liberté de marché.

La Chine est particulièrement intéressée par les produits agricoles dont les pays sud-américains ont un avantage concurrentiel évident. Il s’agit notamment des céréales et des oléagineux (Soja, maïs, blé et tournesol).

Ces produits phares du Brésil, d’Argentine et de l’Uruguay sont particulièrement absorbés par l’immense marché chinois.

Dans les autres pays, Pérou et Bolivie notamment, les produits de prédilection des compagnies chinoises sont les minerais de toutes sortes. L’appétit de la Chine pour les matières premières en Amérique du sud augmente à mesure que les besoins de ses industries deviennent insatiables.

Au regard des récentes acquisitions des compagnies chinoises, le prochain champ de bataille sera sans nul doute les immenses réserves de lithium que se partagent la Bolivie, le Chili et l’Argentine.

“Nous sommes face à un scénario de consolidation” de la présence chinoise dans la région (…) ce qui a provoqué une réaction, ou pour le moins une tentative de réaction de la part des Etats-Unis”, analyse Hernan Lechter. Pour lui, les différents rapports américains sur l’Amérique Latine pointe cette présence qui va crescendo comme “une menace. Non pas dans tous les secteurs, mais dans certains aspects en particulier », nuance-t-il.

Hernan Letcher explique que pour les Etats-Unis, ce ne sont pas les échanges de matières premières qui sont le problème, mais “ la question de la technologie, en particulier la 5G, les microprocesseurs, et d’autres domaines d’investissement telle l’énergie nucléaire, comme c’est le cas par exemple en Argentine».

Pour l’analyste argentin, même si Washington s’inquiète de cette situation, il ne propose aucune alternative pour renverser la tendance ou contrebalancer l’offre chinoise.

Cet état de fait est devenu évident lors de la récente visite en Chine du nouveau président brésilien, Lula Da Silva, qui est intervenue peu de temps après sa rencontre avec son homologue américain Joe Biden.

Hernan Letcher a détecté à ce propos un “nœud économique” dans lequel les Etats-Unis « n’ont pas pu pour le moment faire une offre qui puisse contrebalancer l’offre chinoise”.

Plus révélateur encore de cette tendance au rapprochement avec la Chine, ce sont désormais les groupements régionaux d’Amérique latine qui sont dans la ligne de mire du géant asiatique.

Avec un haut sens de la Realpolitik et profitant de la réactivation de ces groupements par les nombreux gouvernements de gauche, à l’image de la CELAC (communauté des Etats latino-américains et carribéens), la Chine projette de tenir des sommets avec ces blocs.

Selon Hernan Letcher, la Chine fait ainsi le pari de l’intégration régionale, chère aux gouvernements latino-américains mais qui fait grincer des dents à Washington.

L’objectif de cette démarche chinoise est de pouvoir travailler « de manière articulée » avec les nations sud-américaines, « en attendant de voir ce qui va se passer avec le Mercosur (Marché commun du sud) et l’Unasur » (Union des nations sud-américains), pronostique Letcher.

L’autre source d’inquiétude des Etats-Unis, qui va sans nul doute prendre plus de visibilité dans les prochains mois, n’est autre que la question monétaire.

L’Argentine, frappée de plein fouet par une crise de change dévastatrice, vient d’ouvrir une brèche en annonçant qu’elle délaisse le dollar au profit de la monnaie chinoise, le Yuan, dans ses échanges commerciaux avec la Chine.

La Bolivie, où les signes avant-coureurs d’une crise de change sont évidents, a immédiatement fait savoir qu’elle va privilégier le Yuan dans ses opérations d’import/export avec la Chine.

Les propos de l’ambassadeur américain à Buenos Aires au sujet des « outils pour compétir avec la Chine » sont un euphémisme. Il serait naïf de penser que les Etats-Unis manquent « d’outils » ou de vision pour défendre leurs intérêts dans cette partie du monde, qui jusqu’à il y a très récemment a été une sorte « d’arrière-cour ».

Pour Hernan Letcher, « Les Etats-Unis ont fait savoir très clairement qu’ils ne veulent pas perdre leur hégémonie sur la monnaie utilisée dans les échanges (en l’occurrence le dollar), ni que la coopération dans certains domaines stratégiques se développent davantage ».

Dans le cas de l’Argentine par exemple, pour freiner la coopération nucléaire avec la Chine, les Etats-Unis utiliseraient comme « mécanisme de pression » leur soutien éventuel à un accord de financement avec le Fonds monétaire international, dont les financements sont cruciaux à la stabilité économique du pays.

Avec les autres pays, ce ne sont certainement pas les « mécanismes de pression » qui vont manquer.

En Amérique du sud, la partie de ping-pong entre Pékin et Washington s’annonce palpitante. De son dénouement va dépendre l’avenir de tout un continent.

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