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«Regards sur la littérature maghrébine d’expression française» d’Yves Bourron (note de lecture)

Nous faisons ici la recension d’un article publié dans la revue « Etudes » en mai 1967. Doublement passionnant ! Par son contenu d’abord. Et par la distance du regard, plus de 50 ans après avoir été porté. L’auteur, Yves Bourron, est parti en Algérie après l’Indépendance comme enseignant. Il s’est intéressé à la littérature maghrébine qu’il enseignait à ses élèves algériens. Ce sont surtout les écrivains et poètes algériens qui sont honorés dans cet article.

La littérature maghrébine comme témoignage

Qui mieux qu’un romancier ou un poète peut rapporter la profonde humiliation de sa condition de colonisé ? L’auteur analyse un roman écrit en 1953 par Albert Memmi [1]La Statue de sel. Y est évoquée la situation de juif arabe d’un milieu populaire en Tunisie sous Protectorat français. L’humiliation de sa condition. La dévalorisation de sa culture à ses propres yeux. Et finalement, le rejet par les Français. « Je m’appelle Mordekhaï Alexandre Bellinouche. Ah ! ce sourire fielleux de mes camarades ! A l’impasse [2], j’ignorais que je portais un nom si ridicule, si révélateur… ».

Témoignage aussi de l’écart existant entre les principes proclamés par la République française, et la réalité de sa politique coloniale. Avec l’inégalité instituée solidement au Maroc, en Algérie, en Tunisie pour ne parler que de ces pays. Ecarts dont témoignent, dans leur chair, ceux qui ont acquis la culture française. Qui ont cru aux principes écrits aux frontons des écoles et des bâtiments de la République : Liberté – Egalité – Fraternité.

Le drame de l’identité se noue là. Qui suis-je d’avoir renié ma culture, pour une culture qui me rejette ?

Un mouvement de révolte se manifeste

Un mouvement qui accompagne la lutte armée pour l’indépendance. Les romanciers et poètes comme Mohamed Dib [3], Driss Chraibi [4], Ismaël Aït Djafer [5] Nourredine Aba [6], Nordine Tidafi [7]… y participent.

« On a jeté les Algériens hors de toute patrie humaine

On les a faits orphelins

On les a faits prisonniers d’un présent sans mémoire

Et sans avenir

Les exilant parmi leurs tombes de la terre des

Ancêtres de leur histoire de leur langage et de la

Liberté », écrit le poète algérien Ismaël Aït Djafer.

Mohamed Dib, Mouloud Feraoun [9] parlent aussi, dans leurs œuvres, de cette prise de conscience maghrébine.

Et un immense espoir, la libération, l’Indépendance

Anna Greki, poétesse, militante pour l’indépendance et journaliste, écrit dans sa courte vie son amour pour cette terre et ses hommes. Pendant la Guerre d’Indépendance de l’Algérie, elle écrit : « l’avenir est pour bientôt » ! et « Nous te ferons un monde plus humain. »

Assia Djebar [11] chante aussi les promesses de la liberté : « Voici le chant de l’avenir (…), le chant de mon pays… » Mourad Bourboune, militant indépendantiste, romancier et scénariste, participe à cet espoir « (…) On mord dans la liberté comme dans un fruit mur… » écrit il dans Le Mont des genêts en 1962.

Mouloud Mammeri, militant, intellectuel, romancier, apporte sa contribution littéraire et scientifique. Après l’Indépendance, il défendra avec obstination l’ouverture de l’Université algérienne à l’anthropologie et la sociologie, ainsi qu’à la culture amazigh (kabyle en Algérie). Il est l’auteur notamment de La Colline oubliée (1952), Le Sommeil du juste (1955), L’Opium et le Bâton (1965), La Traversée, (1982).

Des questions douloureuses vont se poser, celle de la langue, d’abord…

En quelle langue écrire ? Et pour quel public ? Alors qu’une infime partie de la population colonisée a accès à l’éducation, ne maitrise pas l’arabe écrit, ne parle qu’un français approximatif. Ecrire en français ne participe-t-il pas de la soumission à la culture du pays dominateur ? A ce jour, cette question reste toujours posée pour les peuples du Sud. Les intellectuels y ont été formés et continuent de l’être dans la langue de l’ancien colonisateur.

Il faudra toute son audace, son courage, à Kateb Yacine, pour proclamer « la langue française, butin de guerre ». Il s’approprie ainsi la langue de l’occupant en la retournant pour en faire celle de l’émancipation. Mais aussi la langue de l’ouverture sur le monde.

… ensuite celle de l’Histoire

La nécessité d’écrire l’Histoire s’impose rapidement. Ecrire une histoire débarrassée des justifications et de l’idéologie coloniales. L’historien Mohand Cherif Sahli écrit Décoloniser l’Histoire en 1965. La même année, Mostefa Lacheraf, historien, sociologue, poète, homme politique, publie Algérie, Nation et Société. Jean Claude Vatin, professeur à la faculté de droit et à l’institut d’études politiques d’Alger, a aussi contribué à cet effort de décolonisation de l’Histoire, notamment dans son ouvrage : L’Algérie politique, histoire et société, paru en 1974.

Mais tant reste à faire sur le sujet ! Soixante ans après l’Indépendance, demeure tant de travail à mener sur l’Histoire des pays du Maghreb. Et notamment sur celle de l’Algérie où tant de questions restent ouvertes.

L’évolution de la société algérienne après son Indépendance…

Les quelques années d’après l’Indépendance en 1962 verront s’ouvrir tant de portes, tant de pistes d’espoirs. A l’intérieur du pays d’abord. Pour la liberté et la paix retrouvées. Vers l’extérieur avec le Festival panafricain d’Alger en 1969 et l’accueil des révolutionnaires tiersmondistes du monde entier. De ce Festival, l’article écrit en 1967 ne parle pas, bien évidemment. Mais la porte va se refermer lourdement. Et d’abord sur la société algérienne, sommée de se plier aux injonctions autoritaires des militaires qui ont pris le pouvoir. Et avec le pouvoir, le trésor en dollars que vont procurer les exportations de pétrole et de gaz après le choc pétrolier de 1973.

De tout cela, l’article, écrit en 1967, ne parle pas, mais… Yves Bourron pressent les difficultés et tensions qui vont assaillir l’Algérie. Il parle de « sombres pronostics » ! Il évoque cette jeunesse, d’abord, avec qui il a partagé l’immense désir d’apprendre. Avec l’espoir d’un épanouissement individuel et collectif à la clé. Une jeunesse qui, dès la fin des années 60, pense à quitter le pays, déjà. Les désirs de la jeunesse ? Comme un sismographe des déséquilibres qui vont secouer le pays. Comme signe de cette liberté confisquée après tant d’années de luttes.

L’auteur a cette belle phrase, terriblement actuelle : « Et certains sont prêts à quitter le pays, trompés par leurs rêves ». Une phrase valable dès la fin des années 60 en Algérie. Mais aussi en Tunisie et au Maroc. Et surtout, qui reste si actuelle, en ces premières décennies du XXI° siècle, plus de 50 ans après.

Plus de 50 ans après, on sait combien les espoirs soulevés par l’accessions à l’Indépendance ont été piétinés en Algérie. L’Armée, de tout son poids, pèse sur la société et tente de verrouiller l’aspiration irrépressible à la liberté. L’argent facile du pétrole a eu raison de l’indépendance. « Pourquoi produire puisqu’on peut importer ? »

L’Histoire n’est jamais définitivement fermée. En Algérie aujourd’hui, le Hirak, le « Mouvement », reprend le flambeau de la lutte pour la liberté et l’Indépendance. Avec d’autres moyens, pour d’autres fins. Des écrivains, des artistes, chantent ces énergies nouvelles…

Merci à l’auteur, Yves Bourron, d’avoir fait revivre en 1967 ces hommes, ces femmes, qui ont écrit leur pays l’Algérie, leurs douleurs, leurs espoirs. Leurs écrits font partie du patrimoine du Maghreb. Et plus largement, de la Méditerranée, de l’histoire des peuples qui compose cette mer. Merci à lui de m’avoir fait parvenir ce numéro d’Etudes en 2021 et de permettre que plus de 50 ans après, on parle de ces écrivains. Pour passer le relai aux générations actuelles, qui se sont mises en Mouvement !

Jacques Ould Aoudia, Économiste, Vice président de l’association franco marocaine « Migrations et développement ».

 

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